Le 9 décembre 1921, dans un laboratoire de la General Motors à Dayton, dans l’Ohio, des chimistes versent une cuillerée à café d’un composé appelé plomb tétraéthyle dans un moteur en ébullition.
Ils espéraient ainsi mettre fin à ce que l’on appelle le « cognement », c'est-à-dire les vibrations sauvages et potentiellement destructrices pour le moteur qui résultent de la combustion d’essence de qualité inférieure.
Presque immédiatement après l’ajout du plomb tétraéthyle, le moteur s’est mis à « ronronner », raconte Sharon Bertsch McGrayne dans son livre Prometheans in the Lab.
C’est ainsi que l’essence au plomb est née.
Dans les mois qui suivirent, ce carburant fut salué comme une trouvaille, qui allait alimenter une nouvelle génération de voitures, d’avions et de motos.
Mais il y avait un problème : les gaz d’échappement au plomb sont toxiques. Alors que l’essence au plomb se répandait aux quatre coins du monde, elle a été suivie d’épidémies de maladies cardiaques, de cancers, d’accidents vasculaires cérébraux et, surtout, de retards de développement chez les enfants.
« L'essence au plomb était une énorme erreur dès le départ, même si les gens ne le savaient peut-être pas à l'époque », a déclaré Rob De Jong, responsable de la mobilité durable au Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). « Le monde allait devoir faire face aux conséquences pendant un siècle ».
Aujourd'hui, cet héritage toxique a officiellement pris fin. Lors d'une conférence de presse à Nairobi, au Kenya, le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) a annoncé que le dernier pays à utiliser de l’essence au plomb, l’Algérie, avait supprimé progressivement ce carburant. Pour la première fois depuis 1923, aucun conducteur sur la planète ne pourra légalement remplir son réservoir avec de l’essence au plomb.
« L’application réussie de l’interdiction de l'essence au plomb est une étape importante pour la santé mondiale et notre environnement », a déclaré la directrice exécutive du PNUE, Inger Andersen.
Cette annonce survient à la suite d’une campagne longue de deux décennies, menée par le PNUE, pour aider le monde à abandonner l'essence au plomb. Cette campagne, qui s'inscrit dans le cadre du Partenariat pour des carburants et des véhicules propres, a fait appel à la science, à l'éducation du public, à l'action politique et à la honte pour remporter une victoire environnementale éclatante. Selon les estimations, chaque année, l’interdiction du carburant au plomb permet de sauver plus de 1,2 million de vies tout en aidant l’économie mondiale à éviter 2 400 milliards de dollars en dépenses de santé et autres coûts.
« Je pense qu'il s'agit peut-être de la plus grande réussite dans le domaine de l'environnement », a déclaré Michael Walsh, ancien responsable des programmes de lutte contre la pollution des véhicules à moteur au sein de l'Agence de protection de l'environnement des États-Unis.
Les personnes les plus vulnérables ont été intoxiquées.
L'histoire toxique du plomb
La toxicité du plomb est connue depuis longtemps. Les Romains de l’antiquité savaient qu'il pouvait provoquer la folie et la mort (en anglais), mais cela ne les a pas empêchés de l'utiliser dans les tuyaux, les peintures, les cosmétiques et comme édulcorant pour le vin.
Au XVIIe siècle, la noblesse française empoisonnait régulièrement ses rivaux familiaux (en anglais) avec du plomb, ce qui lui a valu le surnom de poudre de la succession, ou poudre de l'héritage.
Mais pour l'industrie automobile naissante des années 1920, le plomb était une prière exaucée. C'était un moyen bon marché d'augmenter le niveau d'octane du carburant, permettant une combustion plus douce et mettant fin au problème du "cognement", qui pouvait endommager les moteurs.
Mais peu de temps après la mise en vente de l'essence au plomb, les ouvriers des usines de plomb tétraéthyle ont commencé à mourir : deux ont péri dans l'Ohio, quatre dans le Delaware, cinq dans le New Jersey.
L'inventeur de l'essence au plomb, Thomas Midgely, qui avait l'habitude de s'enduire les mains de plomb tétraéthyle pour prouver son innocuité, a été victime d'une grave intoxication au plomb, écrit Mme McGrayne dans son livre.
Malgré ses origines toxiques, le carburant au plomb s'est répandu comme une traînée de poudre dans les années 1970, atteignant les pompes à essence de tous les pays du monde.
Au fur et à mesure, son impact sur la santé humaine est devenu évident. Dès les années 1950, les chercheurs ont réalisé que les gaz d'échappement au plomb étaient toxiques et que, dans les décennies à venir, ils seraient liés à l'hypertension artérielle, à l'insuffisance rénale, à l'anémie, à la cécité, à l'infertilité et à d'autres troubles.
Mais c'est une étude réalisée en 1979 (en anglais) par le pédiatre américain Herbert Needleman qui a galvanisé un mouvement mondial contre le carburant au plomb. En analysant la teneur en plomb des dents d'écoliers, M. Needleman a découvert que ce produit chimique faisait perdre des points de QI aux enfants et provoquait toute une série de problèmes comportementaux.
Au cours des deux décennies suivantes (en anglais), des dizaines de pays, comme le Japon, l'Allemagne ou les États-Unis, ont abandonné l'essence au plomb. Mais le carburant est resté disponible dans de nombreux endroits, y compris dans une grande partie du monde en développement.
Les débuts du Partenariat
En 2002, lors du sommet mondial sur le développement durable organisé en Afrique du Sud sous l'égide des Nations unies, un groupe d'écologistes, de scientifiques, de fonctionnaires et de chefs d'entreprise se sont réunis pour former le Partenariat pour des carburants et des véhicules propres. Son objectif : supprimer l'essence au plomb
Cette alliance a réuni des défenseurs de l'air pur et des dirigeants de l'industrie pétrolière, deux groupes qui, par le passé, s'étaient affrontés sur d'autres normes d'émission.
« Ce type de partenariat n'avait jamais été tenté auparavant », se souvient M. De Jong, l'un de ses architectes. « Certains affirmaient que cela ne marcherait jamais ».
Certains membres fondateurs étaient furieux que, des décennies après avoir été éliminée dans des pays riches comme les États-Unis, l'essence au plomb soit toujours vendue dans les pays pauvres.
« Ils recevaient le carburant le plus sale. C'était très frustrant », déplore M. Walsh, l'ancien fonctionnaire de l'EPA, aujourd'hui consultant. « Les personnes les plus vulnérables étaient intoxiquées ».
À l'époque, l'essence au plomb était encore utilisée dans 117 pays, dont toute l'Afrique, où elle avait un effet dévastateur dans les villes à croissance rapide, comme Lagos, Le Caire et Nairobi, explique M. De Jong.
Le monde en aurait à subir les conséquences pendant un siècle.
L'Afrique en ligne de mire
Les médias ont commencé à répertorier les traces toxiques de ce carburant, ce qui a ouvert la voie au partenariat. Sous la houlette de M. De Jong et d'une équipe de 15 membres du PNUE, l'alliance a lancé une campagne sur plusieurs fronts pour que l'Afrique abandonne l'essence au plomb.
Elle a aidé les gouvernements à mettre à jour les normes de pollution atmosphérique, dont beaucoup dataient de l'époque coloniale. Elle a publié une étude pour démentir (en anglais) la légende urbaine selon laquelle l'essence sans plomb endommagerait les moteurs. Elle a financé des analyses de sang dans des pays comme le Ghana et le Kenya, qui ont révélé des niveaux dangereusement élevés de plomb dans le sang des enfants.
En utilisant ce que M. De Jong a décrit comme une « approche de marché », le personnel du PNUE a également fait pression sur les pays importateurs de pétrole pour qu'ils achètent leur carburant sur le marché mondial si les producteurs locaux refusaient de produire de l'essence sans plomb.
Enfin, les membres du partenariat, qui comprenaient des ingénieurs pétroliers, ont fourni des « solutions de détail » qui ont permis aux raffineries africaines de passer au carburant sans plomb, explique Rob Cox, le directeur technique de l'IPIECA, une association de l'industrie pétrolière et gazière spécialisée dans les questions environnementales et sociales.
« Petit à petit, nous avons fait tomber les barrières », se remémore M. Cox. « Au fur et à mesure, nous avons soudainement pris conscience que ce que nous faisions était vraiment spécial ».
Les progrès ont été rapides. En 2006, toute l'Afrique subsaharienne était débarrassée du plomb, un accomplissement que le Washington Post a qualifié de succès inattendu de la diplomatie environnementale internationale.
Il a également marqué le début d'une nouvelle ère de coopération régionale dans des régions comme l'Afrique de l'Est, a déclaré Wanjiku Manyara, membre fondateur du partenariat et directeur exécutif du Petroleum Institute of East Africa.
L'élimination de l'essence au plomb a montré que « l'Afrique a le pouvoir d'exiger des fournisseurs des carburants propres », a déclaré M. Manyara. « Elle a relevé la barre en veillant à ce que le dumping de carburants de mauvaise qualité ne puisse avoir lieu. »
Les obstacles
Si le succès a été rapide en Afrique subsaharienne, le reste du monde s'est avéré plus lent.
Il faudra 15 ans pour persuader les pays restants, essentiellement situés en Afrique du Nord, au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie orientale, d'abandonner le carburant au plomb.
Dans certains de ces pays, le Partenariat pour les carburants et les véhicules propres s'est heurté à une forte résistance de la part du dernier fabricant mondial de plomb tétraéthyle, Innospec, basé aux États-Unis et au Royaume-Uni.
En 2010, alors que le marché du plomb tétraéthyle s'effondrait, l'entreprise a plaidé coupable d'avoir soudoyé des fonctionnaires indonésiens et irakiens pour s'assurer des ventes, selon des dossiers judiciaires aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Néanmoins, le partenariat a continué à enregistrer des victoires, y compris dans certains des pays les plus isolés du monde, comme la République populaire démocratique de Corée, où le personnel du PNUE a rencontré des responsables désireux de se passer du carburant au plomb, souligne M. De Jong.
La réussite
Lors des réunions de partenariat, M. De Jong et sa collègue Jane Akumu montraient une carte du monde sur laquelle les pays utilisant du carburant au plomb étaient indiqués en rouge et les pays utilisant du carburant sans plomb en bleu. Au fil des ans, les pays rouges sont devenus de plus en plus rares.
« Nous avons pu constater assez tôt que la situation n'était pas désespérée », souligne M. Walsh. « Il y avait un sentiment d'élan croissant qu’il était possible d’y parvenir. En attendant, nous aidons un million de personnes ici et un million de personnes là-bas. »
En 2020, l'Algérie était le dernier pays sur terre où les conducteurs pouvaient acheter de l'essence au plomb. Mais en septembre de l'année dernière, le gouvernement a annoncé que la compagnie pétrolière publique Sonatrach cesserait de fabriquer ce carburant et, au cours des dix mois suivants, l'Algérie a décontaminé ses installations de stockage et ses réseaux de distribution. En juillet, le gouvernement a confirmé que les stations-service ne vendaient plus d'essence au plomb, 99 ans et sept mois après son invention.
« C'était un moment de fierté pour l'équipe pour la mobilité durable et les partenaires », a déclaré Akumu du PNUE, en faisant référence à l'unité qui a mené la campagne contre le carburant au plomb. « Nous avons plaisanté en disant que nous pouvions maintenant nous mettre à la retraite ».
Mais le champagne n'a pas coulé à flots. Nous nous sommes plutôt dit : « Enfin, c’est terminé », a déclaré M. De Jong en riant.
Au total, le partenariat a aidé 86 pays à se sevrer du carburant au plomb.
« C'était le bon moment », se souvient M. Cox, un ancien ingénieur de l'industrie pétrolière qui doit prendre sa retraite cet automne. « Le timing était le bon. Les gens étaient bien placés. C'est quelque chose qui m'a marqué. »
L'élimination progressive de l'essence au plomb a eu un effet profond sur le monde. Une étude (article en anglais) de l'Université d'État de Californie a révélé que, chaque année, elle permet de sauver la vie de 1,2 million de personnes, dont 125 000 enfants qui, autrement, seraient morts prématurément de maladies cardiovasculaires, rénales et neurologiques.
Étant donné que l'exposition au plomb pendant l'enfance entraîne des problèmes de comportement, notamment la violence à l'âge adulte, l'élimination du carburant au plomb permet également d'éviter quelque 58 millions de crimes par an. En outre, elle permet à l'économie mondiale d'économiser chaque année 2400 milliards de dollars en factures médicales, salaires perdus, frais d'incarcération et autres dépenses.
De manière tout aussi importante, cela a permis de débloquer l'utilisation généralisée des convertisseurs catalytiques, des filtres installés sur les systèmes d'échappement de toutes les voitures à essence. Ces filtres, qui peuvent être détruits par un seul plein de carburant au plomb, éliminent toute une série de produits chimiques toxiques, comme le monoxyde de carbone et les oxydes d'azote, rendant les véhicules jusqu'à 90 % plus propres.
Cela a permis de placer la barre plus haut, en veillant à ce que le déversement de carburants de mauvaise qualité ne puisse avoir lieu.
Un espoir pour l'avenir
Bien que l'essence au plomb ait été abandonnée, la pollution atmosphérique tue encore environ 7 millions de personnes par an. Elle provient en grande partie des émissions des pots d'échappement, notamment des petites particules connues sous le nom de PM 2,5 qui peuvent pénétrer profondément dans les voies respiratoires et provoquer de l'asthme et des maladies cardiaques (en anglais). En fin de compte, selon M. De Jong, le monde devra passer aux véhicules électriques sans émissions s'il veut vaincre la pollution atmosphérique.
Néanmoins, les observateurs estiment que la fin de l'essence au plomb est une étape encourageante alors que l'humanité est confrontée à une autre catastrophe environnementale : le changement climatique.
« Je ne suis certainement pas optimiste au sujet du changement climatique », se défend M. Walsh. « Mais au moins, nous pouvons dire que nous avons résolu le problème (de l'essence au plomb). "Faisons quelque chose de similaire". Cela me donne de l'espoir. »